Le port : remontée dans le temps

C’est un tableau saisissant du port des années trente et des années soixante que brosse Daven Vythilingum. Seul des images d’archives permettraient aujourd’hui de se représenter cette description qui date d’un temps ou le chemin de fer traversait devant le port.

Les Docks sur le port étaient sur la grande route. Il y avait des rails devant et les trains passaient là. Ils portaient du charbon et des marchandises aux établissements sucriers. D’ici les travailleurs des grandes sociétés de manutention (Stevedores) étaient embarqués pour aller travailler dans les bateaux et dans les docks.

Dans les années 60, dans le port, il y avait des ‘buoy’, des bouées flottantes. Des cordes à l’avant et à l’arrière des bateaux permettaient d’amarrer les bateaux. À l’époque, dans le bassin portuaire, on retrouvait six à sept bateaux attachés. Les marchandises étaient débarquées sur un chaland qui était tiré par un remorqueur jusqu’aux quais.

Ou, à l’inverse, les marchandises étaient embarquées dans les chalands pour être transférés à bord des bateaux. Et des débardeurs travaillaient dans les chalands. À la place des Douanes, il y avait des magasins pour des marchandises essentielles que les douaniers contrôlaient scrupuleusement. C’était cela le port créé par Mahé de Labourdonnais,“ explique-t-il.

L’ancien docker poursuit : “Le port était constitué de trois docks : Mauritius Dock, Albion Dock et Cernée Dock. Le remorqueur transportait les chalands principalement vers les deux plus grands docks : Mauritius Dock ou l’Albion Dock. Cerne Dock était petit et on y embarquait seulement un type de riz. Et la grande grue qui est à présent au Quai D était auparavant sur le port.

Il y avait trois compagnies de Stevedores. C’étaient des sociétés de manutention privées : D’Hotman, Desmarais et Taylor Smith. Taylor Smith se trouvait près de la Poste à droite, derrière le marché. Toute cette portion n’avait pas encore était rasée et le train passait là. Les bureaux de la societe D’Hotman étaient situés près de la State Bank, il y avait un endroit qu’on appelait “Seval bwar dilo”. Il y à toujours un abreuvoir à cet endroit. Quand les chevaux débarquaient du port, on les emmenaient à cet endroit où il y avait un canal pour s’abreuver. Là où il y a le Caudan, c’était les Mauritian Docks. Leurs travailleurs, dont faisait partie une grande partie de ma belle-famille, les Madrey, y habitaient dans des maisons à étage avec des murs en pierre. Le train passait tout près du canal et il y a même eu des accidents de personnes qui avaient glissé sur les rails au mauvais moment. C’était les conditions de vie de l’époque.

Après avoir touché à plusieurs métiers Daven Vythilingum travailla comme “crane operator” à bord des bateaux et avait la charge du débarquement des marchandises. Celles-ci partaient ensuite au Docks où elles étaient livrées aux commerçants. Il explique que les deux plus grands docks étaient Mauritius Docks et Albion Docks. “Devant Albion Docks, de nos jours des petits bateaux sont parqués dans la rade. Dans ses godowns (entrepôts), on faisait le stockage du sucre. Car dans les années 30, le sucre était vendu par sac. Et c’est par la suite que le système a changé pour laisser la place au vrac.

Dans les années 60, là où il y a le MCFI, tout le débarquement en vrac de l’alimentation destinée aux volailles, du ciment et du charbon avait lieu. Une grue retirait la cargaison et la mettait dans le dalot. Elle s’écoulait dans les camions qui effectuaient la livraison. C’était notamment quand les bateaux de charbon arrivaient. C’étaient de très gros bateaux et on devait travailler 24h sur 24h.”

Naissance et intensification du syndicalisme au port

Pour Daven Vythilingum un moment fort pour le syndicalisme au port a été la grève de 1936 racontée par son père et les collègues de sa génération. La grève avait été déclarée illégale et 1400 débardeurs avaient été enfermés pendant 14 jours aux Casernes Centrales. Daven Vythilingum reste pensif sur cet épisode. “D’après la loi, si le syndicat avait été créé depuis un mois, il était légal, s’il avait été créé depuis 15 jours, il était illégal.” Pourtant, dit-il, il y avait d’éminents syndicalistes instruits et au faite de la loi, comme Emmanuel Anquetil. Or le litige fut déclaré après 15 jours, ce qui conduisit à l’emprisonnement des grévistes. “C’était une période de la coupe de la canne à sucre. Il y avait 4 à 6 navires qui embarquaient le sucre par sacs. Les patrons, qui étaient des blancs, firent venir des débardeurs, qu’ils prirent des établissements sucriers. Même s’il s’agissait de gars costaud, de la population générale, toutefois ils n’avaient aucune connaissance préalable du métier. Comme j’avais expliqué, c’était un métier très rude qui nécessitait de savoir embarquer un sac lourd à bord d’un bateau. Il y avait une réelle technique. Ce sont les capitaines des bateaux eux-mêmes qui firent terminer la grève. Ils refusèrent de donner accès aux bateaux à ces débardeurs volontaires venus des champs et exigèrent que les débardeurs emprisonnés soient relâchés.” Grâce à la pression des capitaines des bateaux, les activités reprirent normalement.

Cependant le mouvement syndical s’était implanté et continua à prendre de l’ampleur. “Le syndicalisme, c’est l’humain, la dignité du travailleur. Parmi les syndicalistes, il ya eu Michel Gérard Nina, connu comme Ti-Moignac, un syndicaliste débardeur. Il y a eu Moorgess Veerabadren, Gaëtan Pillay, Mario Flore. Renganaden Seeneevassen qui a également été un très grand contributeur. C’est un grand avocat qui a fait partie de ceux qui sont partis négocier la Constitution de Maurice. Comme ceux-ci, il a beaucoup contribué pour l’avancement des travailleurs.

Daven Vythilingum évoque le changement qui commença à s’opérer peu après l’indépendance. “En 1971, sous l’impulsion de Sir Gaëtan Duval, des travailleurs venus d’autres endroits ont commencés à être embauchés, dont des personnes qui n’avaient aucune connaissance préalable du travail du port. Vint ensuite une période pré-électorale où le MMM a mené une campagne à cette époque pour nationaliser le port. Le but étant d’avoir une organisation un peu similaire à l’actuel Cargo Handling Corporation mais où les travailleurs pourraient prétendre à certains privilèges. Toutefois le MMM ne remporta pas les élections et sous le régime du Premier Ministre Anerood Jugnauth, la Cargo Handling Corporation (CHCL) fut fondée.

La direction changea complètement et les patrons partirent. Les Docks furent fermés et les chalands et remorqueurs furent vendus à des pays africains moins développés. Des quais remplacèrent l’existant. Il y avait déjà le quai ouest, le Quai D. Les quais successifs, les quais 1, 2, 3 et 4 furent alignés et le système de vrac fut introduit.

Si ces changements d’opérations menèrent à la perte d’emploi de nombreux employés du port, toutefois, Daven Vythilingum explique qu’environ deux mille à trois milles personnes obtinrent “la pension vrac.” Il raconte : “Je me rappelle qu’on négociait la pension des travailleurs dans la salle à manger de l’Assemblée avec Paul Bérenger et Sir Veerasamy Ringadoo. Sir Veerasamy Ringadoo proposa qu’ils contribuent au fonds du Plan National de Pension mais les travailleurs refusèrent. Ils demandèrent qu’une pension spécifique leur soit versée et qu’ils puissent cotiser au NPF à partir de là. La pension fut versée selon le grade des travailleurs.

Il raconte : “Nous sommes allés voter, pour la première fois, à la Cour d’Assises pour que Bérenger soit notre représentant. Or, le patronat contestait cela en disant qu’il n’était pas habilité à nous représenter. Le Juge Ramphul expliqua alors que pour être représentant des travailleurs du port, la loi stipulait qu’il fallait avoir au moins trois mois de travail dans ce domaine. Ce que peu de gens savent, c’est que Paul Bérenger avait été marin dans sa jeunesse pendant six mois. Ainsi, le Juge Ramphul statua qu’il pouvait nous représenter.

Daven Vythilingum conclut : “Cela n’a pas été facile. Nous avons connu les grèves dont la grève de la faim mais aussi des actions révolutionnaires. Car la paie était mince, le coût de la vie trop élevée, les gens ne s’en sortaient pas et cela devenait intenable. Au plus fort de la contestation, les autobus ont été brûlés, des magasins vandalisés, et des syndicalistes emprisonnés comme révolutionnaires. Mais grâce à la Révolution, les travailleurs ont obtenu de meilleures conditions de travail. Le syndicalisme a permis de réajuster les salaires. Et, chose inimaginable dans le passé, cette reconnaissance des droits des travailleurs a même mené à un jugement par le juge Ramphul pour que le salaire des grévistes au port soit payé.” Fier d’avoir contribué au développement des conditions de travail au Cargo Handling Corporation, Daven Vythilingum continue à être passionné par le port et se réjouit de la résilience de ce véritable pilier de l’économie mauricienne.

Avant les années 70, il n’y avait que deux communautés qui travaillaient au port : les tamouls et la population générale, qu’on appelait ‘madras’ et ‘créoles’. C’était cela la réalité du port, chaque communauté transmettait le savoir-faire des métiers du port de père en fils.

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